Après le renversement du gouvernement du premier président indonésien Soekarno et la prise du pouvoir en 1965 par les militaires, près d’un million d’indonésiens ont été assassinés sur une période d’un an dans l’archipel au motif qu’ils étaient communistes (c’est-à-dire membres du PKI, le Parti Communiste Indonésien, le plus grand parti communiste au monde en dehors d’un pays communiste, ou sympathisants). Pour ne pas se salir les mains et certainement pour des raisons logistiques, l’Ordre Nouveau a brillamment recruté et convaincu des civils du danger que représentaient ces communistes pour l’intégrité de l’Etat (sous-entendu la dictature militaire de Suharto) et fait en sorte que chacun craigne pour son pays, s’approprie cette cause patriotique et prenne des mesures draconiennes pour « le bien » de l’Indonésie. C’est ainsi que ces derniers se sont organisés en groupes paramilitaires, ont arrêté et torturé des milliers d’innocents – membres de syndicats et coopératives, paysans sans terre, intellectuels, chinois… – et procédé à leur exécution dans des conditions absolument atroces.
Jeudi 17 septembre, au cinéma du Panthéon, avait lieu la seconde avant-première du documentaire The Look of Silence, sorte de miroir de The Act of Killing sorti en 2012, premier documentaire sur l’héritage du génocide de 1965. Alors que le premier volet donnait la parole aux bourreaux et tentait d’exposer une société ayant construit sa réalité quotidienne sur le mensonge, The Look of Silence donne la parole aux victimes de ces massacres de masse, et expose les conséquences de 50 ans de silence et de terreur.
Le réalisateur et l’Indonésie
Joshua Oppenheimer arrive en Indonésie en 2003 pour apprendre aux agriculteurs comment réaliser un film montrant leur lutte quotidienne après la dictature (il sortira en 2002 « The Globalisation Tapes« ). Lors de ce séjour au nord de Sumatra dans une plantation d’huile de palme belge nommé « Société Financière », il se rend compte que beaucoup de travailleurs ne bénéficient d’aucun équipement pour se prémunir contre la toxicité des produits qu’ils utilisent au quotidien. Lorsqu’il leurs demande pourquoi ils ne se réunissaient pas en syndicat pour en faire part à leurs responsables, il s’aperçoit que ces paysans vivent dans la peur continuelle que les événements du passé se reproduisent, d’autant que l’entreprise employait déjà des groupes paramilitaires pour faire régner l’ordre dans la plantation, autorisant nécessairement des brutalités.
Ce qui ne devait être qu’un court séjour d’enseignement va alors prendre une toute autre tournure dans la vie de Joshua qui consacrera toute sa jeunesse, à faire la lumière sur des événements jamais jugés ni portés à la connaissance de la communauté internationale. Pendant 10 ans, Joshua va rencontrer et interviewer les bourreaux, écouter le récit de ce qu’ils considèrent comme le plus grand accomplissement de leur vie. Intimidé par les autorités locales, Joshua ne lâche pourtant pas son projet, encouragé par les familles de victimes qui voient en lui un vecteur de communication inespéré. 10 ans de tournage, des milliers d’heures d’images, un montage exceptionnel de justesse.
Le documentaire The Look of Silence
Père de deux enfants, Adi est opticien itinérant à Sumatra. Ses parents ont eu un fils avant lui, Ramli, emprisonné, torturé et froidement exécuté dès 1965. Sa mère, Rohani, ne s’est jamais remise de la perte de cet enfant quand son père, Rukun, lui,a tout simplement perdu la mémoire. La naissance d’Adi a probablement sauvé sa mère du désespoir et cette naissance, dans un contexte familial lourd et politique ultra-rigide, a forgé le besoin de vérité d’Adi mais aussi celui de la reconnaissance au plus haut niveau du génocide, son aspiration au vivre ensemble et à la réconciliation entre indonésiens.
Dans ce documentaire, nous suivons Adi dans ses consultations ophtalmologiques ou simples rencontres auprès des acteurs du génocide, les donneurs d’ordre. Notables, politiques, élus et même certains membres de sa famille. Adi les questionne de façon neutre sous le prisme du bon sens. Né après la période la plus macabre de la dictature, il n’a pas peur de poser les questions et d’exiger des réponses. Il cherche à comprendre, à rétablir la vérité mais aussi je pense, à mettre les bourreaux face à l’ignominie de leurs crimes, à leurs faire réaliser l’horreur de leurs actes et peut-être aussi, en un sens, en vain, et sans l’excuser jamais, à démontrer la manipulation dont ces milices d’hier et notables aujourd’hui ont aussi été victimes.
Car le problème est là : l’immense majorité des personnes impliquées dans le génocide n’avaient pas jusqu’alors conscience de faire quelque chose de mal. Pour eux, il s’agissait de défendre leur pays en éradiquant la menace communiste. On leur avait promis une belle récompense pour ces actes patriotiques dont ils ne sont jamais caché et cela s’est avéré payant puisque tous vivent confortablement, sont crains et respectés dans leurs communes. Et l’Histoire entretient cette petite gloire et notoriété car elle n’a su rétablir le sens et la vérité des faits, bien au contraire. L’Ordre Nouveau de Suharto a mis le plus grand soin à réécrire et transmettre SA version, SA justification des faits auprès de sa population.
Dans The Look of Silence, on assiste même à un cours d’histoire indonésienne à l’école primaire ou collège où le professeur raconte au moyen d’anecdotes et de manière un peu théâtrale pour bien effrayer et persuader ses élèves, à quel point les communistes étaient des êtres maléfiques, sans foi ni loi, amoraux, violents et dangereux… parfaite justification de l’action du gouvernement d’alors. Incroyable. Horrifiant qu’on glorifie encore aujourd’hui ce génocide. Nous sommes en 2014 au moment de ce cours et on se demande quand les manuels scolaires seront réécrits.
Bien heureusement, la sortie de The Act of Killing et son appropriation par les médias ont rendu possible la reconnaissance orale du génocide par le porte-parole du gouvernement indonésien d’une part et des professionnels de l’enseignement et universitaires ont déjà rédigés des cours alternatifs à destination des lycéens et étudiants qui seront diffusés dès l’année prochaine sous la forme d’un exposé critique entre ce qu’on leur demande d’étudier et la vérité des faits. Ces exposés seront accompagnés de la diffusion de The Act of Killing et The Look of Silence.
La diffusion des documentaires The Act of Killing et The Look of Silence
Grâce au premier documentaire vu près d’un million de fois (à l’époque, il était accessible gratuitement dans toute l’Indonésie sur internet), un mouvement pour la vérité est né en Indonésie. The Act of Killing a réveillé les consciences et touché une audience suffisamment large pour donner un écho encore plus grand à The Look of Silence. Même s’il n’est pas envisageable que ces documentaires connaissent d’aussi grandes sorties commerciales qu’en Europe, on peut tout de même compter sur les ciné-clubs et les universités pour les diffuser. Aujourd’hui, près de 4000 projections ont été faites en Indonésie alors que seulement 500 avaient été programmées au départ… une excellente nouvelle !
Niveau distinctions, The Look of Silence a reçu les Grand Prix du Jury et Prix de la Critique à la Mostra de Venise, le Prix du Public au Festival d’Angers ainsi que le Grand Prix du Jury, le Prix Etudiant et le Prix de la Presse du Festival de Valanciennes et bénéficie du soutien du Groupement National des Cinemas de Recherche.
Que pouvons-nous faire au sujet du génocide indonésien ?
Ce que nous pouvons faire de notre côté, c’est au moins d’en parler. Parler des événements militaires de 1965, des 50 ans de dictature qui ont suivi et de ces documentaires autour de nous car, comme le rappelait la présidente France d’Amnesty International, Geneviève Garrigos, présente de jour-là, la passivité face à de tels événements est une forme de silence intolérable. Elle rappelait aussi que la peur et la honte permettait à la violence de se perpétuer et qu’il fallait casser ce cercle. Le documentaire est une forme puissante d’expression qui a le pouvoir de faire changer les choses si on lui donne l’attention et l’écoute qu’il mérite.
The Look of Silence est, je l’espère, un poème qui évoque le silence né de la terreur – un poème sur la nécessité de briser ce silence, mais également sur le traumatisme qui s’ensuit. Peut-être ce film est-il un hommage au silence, qui rappelle que malgré tous nos efforts pour aller de l’avant, oublier et penser à autre chose, rien ne dépassera jamais ce qui a été détruit. Rien ne pourra ramener les morts à la vie. Nous avons pour devoir de nous arrêter un instant, de penser aux vies qui ont été détruites, et de nous efforcer d’écouter le silence qui s’ensuit. » – Joshua Oppenheimer.
A la fin de cette avant-première, avec douceur et lucidité, Joshua Oppenheimer rappelle que ses films sont un exposé de l’impunité d’une certaine oligarchie indonésienne et que The Act of Killing et The Look of Silence tentent de démontrer comment le mensonge permet aux bourreaux de vivre et assumer leurs crimes. Il se demande même si l’impunité n’est pas la règle de notre siècle, car elle se produit partout dans le monde. Nous consommons tous des choses qui en font souffrir et tuent d’autres, l’impunité est un mode de vie, une culture. Un film, c’est une fenêtre sur le monde mais aussi un miroir sur nous-mêmes.
Infos pratiques
Le documentaire The Look of Silence sortira le 30 septembre en France et il importe peu que vous ayez vu The Act of Killing en premier (et en version longue de préférence), les deux sont en miroir et se comprennent très bien quelque soit l’ordre de visionnage.
Voici la bande-annonce, partagez là autour de vous !
Infos complémentaires
- GRAND REPORTAGE RFI : « Indonésie: les victimes de la dictature privées de mémoire » par Marie Dhumieres – Diffusion : 30 septembre 2015.
Il y a tout juste cinquante ans en Indonésie, le massacre d’au moins 500.000 personnes et l’emprisonnement de milliers d’autres marquaient le début de la dictature du général Suharto… Aujourd’hui, 15 ans après la chute du dictateur, les événements de 1965 et 1966 demeurent absents des livres d’histoire, gommés de la mémoire collective indonésienne. Les victimes et leurs familles attendent toujours que la vérité éclate, et que justice leur soit rendue.
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