A l’occasion de la 6è rencontre pour la littérature indonésienne organisée par l’association franco-indonésienne Pasar Malam, j’ai assisté à la conférence « Paris vu de Jakarta » qui avait lieu à l’INALCO, Institut Nationale des Langues et Civilisations Orientales à Paris. Cette année, Leila S Chodori, célèbre journaliste au journal indonésien Tempo et écrivaine, était l’invitée d’honneur et nous présentait son premier roman (elle, d’ordinaire nouvelliste) « Retour » (titre original : « Pulang ») racontant l’exil d’intellectuels indonésiens ayant quitté leur patrie dès le commencement de la dictature de Suharto en 1965.
Cette rencontre accueillait également plusieurs experts de l’Indonésie tels Michel Adine, le traducteur du livre de Leila, Etienne Naveau, docteur en philosophie et maître de conférence en langue, littérature et civilisation indonésiennes, Jérôme Samuel, maître de conférence en indonésien à l’INALCO et auteur de plusieurs ouvrages (Modernisation lexicale et politique terminologique : le cas de l’indonésien, Manuel pratique d’indonésien) et articles (Banian, Archipel) sur l’Indonésie, ou encore Philippe Granger, maître de conférence en linguistique et en indonésien et directeur de l’Institut Universitaire Asie-Pacifique de l’Université de la Rochelle. Autant vous dire, du beau monde !
Le mouvement du 30 septembre 1965 : rappel des faits
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, six généraux du haut état-major de l’armée de terre indonésienne sont enlevés par des groupes de soldats. Ils sont emmenés à la base aérienne de Halim près de la capitale Jakarta, puis abattus. Le 1er octobre à 7 heures du matin, un officier de la garde présidentielle, le lieutenant-colonel Oentoeng, annonce à la radio être à la tête d’un « Mouvement du 30 septembre » (en indonésien Gerakan September Tigapuluh) qu’il définit comme « intérieur à l’armée, et dirigé contre le conseil des généraux… qui projetait un coup contre-révolutionnaire…« . L’après-midi, un deuxième communiqué annonce qu’un « conseil de la Révolution » va assumer l’autorité suprême. Puis la radio diffuse une déclaration de soutien du chef de l’armée de l’air, le général Omar Dhani. Un général inconnu, Soeharto, organise la répression. En quarante-huit heures, les rebelles sont arrêtés. En réaction à ce que le régime va désigner par l’acronyme très évocateur de « Gestapu », Soeharto décrète la dissolution du Parti communiste indonésien (PKI), accusé d’en être l’auteur. S’ensuit une chasse aux communistes et à leurs familles et sympathisants qui durera des mois et fera entre 500 000 et un million de morts selon les estimations. [Source : Wikipedia]
Les générations ayant vécu dans les années 1960, 70s et 80s ont tous connus ces événements macabres. Pour les suivants, c’est la version officielle protégeant de « l’ennemi communiste » orchestrée par Suharto (dans les livres scolaires, dans un livre blanc rédigé par le régime, un film a même été réalisé) qui a prévalu des années (jusqu’en 1998 au moins). Pendant 32 ans, tout ce qui était rouge, même rose, ou de gauche a été banni, proscrit, officiellement interdit. La « vraie » version devenant ainsi souterraine.
Retour, un cheminement
Venant de terminer ses études au Canada, Leila C. Chudori décide de fêter son diplôme en France avec ses camarades. La première chose qu’elle souhaite alors faire découvrir à ses amis est la nourriture indonésienne. Elle se retrouve alors à l’Indonesia, un restaurant indonésien situé rue de Vaugirard où elle rencontre Oemar Said, exilé ayant fuit l’Ordre Nouveau. Ce premier contact avec cette part de l’Histoire de son pays fût comme une graine plantée dans son esprit, son coeur peut-être.
A son retour en Indonésie, elle trouve un job chez Tempo qu’elle n’a pas quitté depuis. Son travail de journaliste lui donne l’occasion de rencontrer d’anciens prisonniers politiques devenus aussi journalistes et écrivant sous des noms d’emprunt. A cette époque, elle apprend l’existence d’une loi dite pour un « environnement propre » mise en place par le Ministère de l’Intérieur et interdisant aux familles de sympathisants communistes d’exercer tout métier d’influence qu’il soit dans l’éducation ou les médias. Ces deux événements combinés sont le point de départ de sa réflexion sur le visage de l’exil.
En 1994, Tempo est censuré et interdit de publication. Elle développe alors une antipathie et une colère certaine contre ce gouvernement inégalitaire et despotique.
En 2005 à l’occasion du 40è anniversaire des événements de 65 et d’une édition spéciale de Tempo consacrée aux familles des victimes, émerge chez Leila la nécessité d’écrire sur la dé-génération. Ne pouvant parler ouvertement des victimes directes et de leurs familles, elle choisit dès lors la forme du roman. Retour naît.
L’écriture du roman
En 2006, Leila décide de revenir à l’Indonesia afin d’interroger Oemar Said et ses amis eux aussi déracinés. En tout, elle interviewera une quinzaine de victimes. Ce n’est pas tant l’idéologie de cette petite communauté indonésienne parisienne qui l’intéresse mais plutôt la psychologie de ces exilés politiques. Leila s’intéressera aussi à la seconde génération, une génération souhaitant rejoindre la terre de ses parents, une génération active également et souhaitant améliorer l’Indonésie d’aujourd’hui. Cette seconde génération s’illustrera en Mai 1998, lors de la révolte sociale de Jakarta et Solo provoquant la démission de Suharto.
Au début du livre, on se mélange un peu entre tous ces personnages complexes mais à la fin, on finit par tous les aimer. D’après Philippe Grangé, Leila a réussi à créer des personnages riches, autant masculins que féminins et à traduire le regard des indonésiens sur Paris entre 1965 et 1998 avec une précision et une appropriation remarquable.
Regards sur Retour
Après l’intervention de Leila, les experts ont pris la parole pour évoquer l’imaginaire indonésien quant à la capitale française et préciser le portrait de exilés. Toute l’attention du livre porte sur la psychologie des victimes, des journalistes, des poètes, des écrivains… des intellectuels. La plupart étaient donc très instruits et avait, par leurs lectures, une image de Paris à la Belle Epoque, Paris capitale de l’élégance. Par petites touches, ce roman rend hommage à la ville. Le Marais, la Sorbonne, le Père Lachaise, le Café Flore, la place Danton… nombreuses références sont faites aux symboles historiques et l’on s’aperçoit que les indonésiens ne sont pas tant attirer par les monuments en eux-mêmes, la Tour Eiffel par exemple, mais plutôt par leur âme ou l’inspiration qu’ils ont provoqué. Par exemple, nombreux intellectuels indonésiens souhaite voir le fameux siège où lisait Hemingway dans l’aussi célèbre librairie anglais Shakespeare and Company.Paris est la ville des hommes célèbres, la France, une terre de Lettres. Hemingway écrivait d’ailleurs :
« Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une personne à l’autre. Nous y sommes toujours revenus, et peu importait qui nous étions, chaque fois, ou comment il avait changé, ou avec quelles difficultés -ou quelles commodités- nous pouvions nous y rendre. Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez. Mais tel était le Paris de notre jeunesse, au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »
Pour les personnages de Retour, Paris est aussi une terre d’asile et de liberté (liberté d’expression, liberté intellectuelle, liberté sexuelle…. liberté tout court), une alternative bien meilleure que les Pays-Bas (colonisateur) où nombre de victimes se sont réfugiés. Meilleure car l’archipel et la France ne se sont jamais rencontrés et n’ont donc pas pu créer de traumatisme, Paris est une page blanche, une alternative « saine ».
Pour Leila C. Chudori, Paris est un petit bout oublié d’Indonésie.
Paris vu de Jakarta
Lors de la conférence, Etienne Naveau a pris la parole pour nous parler des auteurs indonésiens ayant écrit sur Paris. Il nous parle notamment de Sitor Situmorang, ecrivain, poète et journaliste sumatranais a vécu en France dans les années 50 et rédigé deux nouvelles inspirées de sont passage ici, Salju di Paris (traduction : Neige à Paris) et Paris la nuit : Entre le souvenir et l’oubli (Paris di waktu malam : yang dikenang dan dilupakan). Il mentionne aussi Nurhayati Sri Hardini Siti Nukatin, cette féministe javanaise arrivée en France dès 1966 et à qui la banlieue parisienne inspire la modernité (le décalage entre la vision étrangère indonésienne et notre vision, à nous français, est saisissant). Pour cette intelligencia indonésienne, Paris est un lieu de pèlerinage, un itinéraire spirituel où marcher sur les traces qu’ont laissé les plus grands. L’inattention au présent, à la réalité du quotidien des français est frappante.
Pour aller plus loin
- En quête d’identité, en quête d’Indonésie : Pulang* (article paru sur Le Grand Soir)
- Indonésie 30/09/65 un des plus grands massacres de masse du XXe siècle (article Le Grand Soir)
- The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, film documentaire sur génocide indonésien de 1965 du point de vue des bourreaux (article paru sur Balisolo)
- The Look of Silence de Joshua Oppenheimer – Film documentaire sur les massacres de la dictature Suharto du point de vue des victimes (sortie prochaine en France)
Bonne lecture et n’hésitez pas à partager cet article autour de vous 🙂
Où acheter le livre de Leila S. Chudori ?
Pour se procurer le livre « Retour », je vous invite à prendre contact avec l’association Pasar Malam par email à [afi.pasar-malam @ wanadoo.fr]. Il vous en coûtera 18€ + les frais de port.
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